Un inédit de Michel Roquebert pour Les Rencontres de Montségur - 

« Oui, j’ai« revisité » l’histoire de Montségur » par Michel Roquebert

 

« Doit-on revisiter l’Histoire ? » 

« Doit-on revisiter l’Histoire ? » Ce thème  judicieusement choisi touche  à la fois à la finalité et aux méthodes de  la recherche historique. Brûlante question,  en un temps où l'on a tendance à tout vouloir « revisiter (…)  

L’Histoire « revisitée » ne manque pas d'exemples, même et surtout peut-être en ce qui concerne le catharisme, de révisions drastiques qui désorientent l'amateur d'histoire en dénaturant la matière historique elle-même. (…) Cette journée du 16 mars est aussi celle du souvenir, celle de l'hommage que des hommes et des femmes jugent nécessaire de rendre, à Montségur même, aux victimes de cet acte odieux  qui fut perpétré le 16 mars 1244 au pied du pog.  Vous savez que, de ces 225 victimes, 63 seulement ont pu, à ce jour, être identifiées. Vous ne trouverez leurs noms sur aucune plaque commémorative – plus tard, un jour, peut-être…– mais je peux vous dire que ces noms n'arrêtent pas de chanter dans ma tête.  Parce que j'ai vécu ici dix ans, et qu'à la maison 120 de la Grand-Rue,– c'était alors le nom de la Rue du Village –  j'ai obstinément cherché  à arracher à l'oubli, autant que je l'ai pu, ces hommes et ces femmes, et ce qu'avait été leur existence au sommet du pog.  Vous qui avez vécu et êtes morts auprès d’Esclarmonde et de Corba de Péreille :  Pierre ARRAU, Raymonde BARBE, Etienne BOUTARRA, Pons CAPELLE, Jean COMBEL, Guillaume DELPECH,  Guillaume GARNIER, Raymond ISARN, Jean LAGARDE, Jean REY, Bertrand MARTY, Pierre DUMAS, Martin ROLAND, Pierre SIRVEN, Guillaume DEJEAN , et plusieurs dizaines d’autres, , vous ne vous doutiez  pas que huit siècles après vous, vos noms sonneraient  si familièrement à nos oreilles : ils ont l'air de sortir de l'annuaire téléphonique…
Si dix années durant vous avez habité avec moi le 120 de la Grand-Rue,  c’est parce que vous y étiez les incontournables fantômes de mes rêveries et de mes recherches, et que depuis lors vous n'avez cessé de m'accompagner, de cette présence silencieuse et muette, et pourtant si éloquente, qui me dit toujours que vous êtes autant de symboles des atrocités auxquelles conduit la pensée lorsqu'elle est dévoyée. 

Il y a 800 ans, le  religieusement correct avait décidé  que vous étiez le Mal absolu, et qu’il fallait se débarrasser de vous par tous les moyens. Alors on vous a brûlés vifs. On vous a brûlés vifs au nom des Évangiles, alors que les Evangiles, c’étaient vous.

"Oui, j'ai « revisité » l'histoire de Montségur"
Et pourtant, pour vous trouver, vous retrouver, il m'a fallu « revisiter » l’Histoire…  Oui, aussi paradoxal que cela puisse paraître après ce que j’ai dit de « Carmen », je crois qu'il est nécessaire de la revisiter sans cesse. Parce que l'histoire n'est jamais écrite une fois pour toutes. Pour la simple raison que le temps historique lui-même bouge, et que la matière de l'histoire est un paysage qui change sans cesse au fur et à mesure que le grand wagon du Temps avance sur ses rails. Tout, la perspective, les couleurs, la lumière changent. Le regard sur l'histoire change, d'abord, bien sûr, parce qu'il y a les découvertes qui nécessairement le modifient. Mais pas seulement : l’historien ne peut s'abstraire de son époque. Les concepts changent, de nouveaux apparaissent, les moyens et les méthodes de la recherche évoluent. Et puis il y a aussi, malheureusement, l'air du temps, les modes, les nouvelles idées reçues : il n'est pas toujours facile d'y échapper…

Oui, j'ai « revisité » l'histoire de Montségur. Ce n'est pas le moment de vous infliger les détails de mes démarches. Sachez simplement que j'ai évité les modes, au demeurant contradictoires, qui, à mes yeux, polluaient une saine recherche : la mode qui poussait à alimenter les dérives ésotériques, à flatter le goût du mystère et  les fantasmes des chercheurs de trésor, et celle qui, inversement, si l'on peut dire, tentait de réduire l’histoire de Montségur à quelque épisode insignifiant et même à nier la réalité du bûcher.

« Citoyen de Montségur ».

Entre les délires de l'imagination d’une part, de l'autre le radicalisme critique qui conduit certains à écrire qu’il n'y a jamais eu de catharisme que dans l'esprit des clercs du XIIIème siècle, la voie est parfois étroite. Et parfois elle conduit à des révisions déchirantes, difficiles à assumer. J'ai vécu de très près celle qui a trait à la date de la construction du château que nous voyons toujours au sommet du pog. Un jour où il y avait une conférence sur Montségur, je ne me rappelle pas si c'était à Toulouse ou à Carcassonne, le hasard m'a fait rencontrer René Nelli. « Tu vas à la conférence ? », lui ai-je demandé. « Oh non, me dit-il avec un sourire un peu triste, je sais ce qui va s'y dire… »

Pardonnez-moi si j'évoque un peu trop mon histoire personnelle !... Mais je me sens si proche de vous que je ne peux m'empêcher de revivre en pensée les heures, les jours, les années passées ici, et de saluer les amis qui y demeurent encore, (…) Enfin, tous ceux que je ne connais pas, à qui j’adresse le salut fraternel d’un homme fier que le maire Michel François** l’ait fait, il y a quelques années, « citoyen de Montségur ».

« Je demeure donc, à jamais, l’un des vôtres. »

Michel Roquebert

 

**Michel François a été maire de Montségur de 2008 à 2014


***

 

La lettre entière que nous avait adressée Michel Roquebert , « citoyen de Montségur »

Le 16 mars 2018

A l’occasion des Rencontres de Montségur 2018, Michel Roquebert, empêché, nous adressait ces lignes dont l’élégance et la beauté des sentiments qu’il y met ont profondément ému le public. (Applaudissements)

Chers Amis

Je crois inutile de vous dire quels sont mes regrets de ne pouvoir être à Montségur aujourd’hui. J’aurais aimé discuter avec vous du thème qui a été si judicieusement choisi pour cette rencontre, car il touche  à la fois à la finalité et aux méthodes de  la recherche historique. « Doit-on revisiter l’Histoire ? »

Brûlante question,   en un temps où l’on a tendance à tout vouloir « revisiter »,  y compris les livrets d’opéra, si bien que parfois l’on n’y comprend plus rien, comme dans cette récente « Carmen » montée à Florence, où, afin de dénoncer la violence faite aux femmes et d’éviter au public d’applaudir au meurtre de l’une d’elles,  c’est Carmen qui tue don José… .  L’Histoire « revisitée » ne manque pas d’exemples, même et surtout peut-être en ce qui concerne le catharisme, de révisions drastiques qui désorientent l’amateur d’histoire en dénaturant la matière historique elle-même. Je ne doute pas que la question sera abordée lors de vos discussions.

Mais cette journée est aussi celle du souvenir, celle de l’hommage que des hommes et des femmes jugent nécessaire de rendre, à Montségur même, aux victimes de cet acte odieux  qui fut perpétré le 16 mars 1244 au pied du pog.  Vous savez que, de ces 225 victimes, 63 seulement ont pu, à ce jour, être identifiées. Vous ne trouverez leurs noms sur aucune plaque commémorative – plus tard, un jour, peut-être…– mais je peux vous dire que ces noms n’arrêtent pas de chanter dans ma tête.  Parce que j’ai vécu ici dix ans, et qu’à la maison 120 de la Grand-Rue,– c’était alors le nom de la Rue du Village –  j’ai obstinément cherché  à arracher à l’oubli, autant que je l’ai pu, ces hommes et ces femmes, et ce qu’avait été leur existence au sommet du pog.  Vous qui avez vécu et êtes morts auprès d’Esclarmonde et de Corba de Péreille :  Pierre ARRAU, Raymonde BARBE, Etienne BOUTARRA, Pons CAPELLE, Jean COMBEL, Guillaume DELPECH,  Guillaume GARNIER, Raymond ISARN, Jean LAGARDE, Jean REY, Bertrand MARTY, Pierre DUMAS, Martin ROLAND, Pierre SIRVEN, Guillaume DEJEAN , et plusieurs dizaines d’autres, , vous ne vous doutiez  pas que huit siècles après vous, vos noms sonneraient  si familièrement à nos oreilles : ils ont l’air de sortir de l’annuaire téléphonique…

Et si dix années durant vous avez habité avec moi le 120 de la Grand-Rue,  c’est parce que vous y étiez les incontournables fantômes de mes rêveries et de mes recherches, et que depuis lors vous n’avez cessé de m’accompagner, de cette présence silencieuse et muette, et pourtant si éloquente, qui me dit toujours que vous êtes autant de symboles des atrocités auxquelles conduit la pensée lorsqu’elle est dévoyée. 

Il y a 800 ans, le  religieusement correct avait décidé  que vous étiez le Mal absolu, et qu’il fallait se débarrasser de vous par tous les moyens. Alors on vous a brûlés vifs. On vous a brûlés vifs au nom des Evangiles, alors que les Evangiles, c’étaient vous.

Et pourtant, pour vous trouver, vous retrouver, il m’a fallu « revisiter » l’Histoire…  Oui, aussi paradoxal que cela puisse paraître après ce que j’ai dit de « Carmen », je crois qu’il est nécessaire de la revisiter sans cesse. Parce que l’histoire n’est jamais écrite une fois pour toutes. Pour la simple raison que le temps historique lui-même bouge, et que la matière de l’histoire est un paysage qui change sans cesse au fur et à mesure que le grand wagon du Temps avance sur ses rails. Tout, la perspective, les couleurs, la lumière changent. Le regard sur l’histoire change, d’abord, bien sûr, parce qu’il y a les découvertes qui nécessairement le modifient. Mais pas seulement : l’historien ne peut s’abstraire de son époque. Les concepts changent, de nouveaux apparaissent, les moyens et les méthodes de la recherche évoluent. Et puis il y a aussi, malheureusement, l’air du temps, les modes, les nouvelles idées reçues : il n’est pas toujours facile d’y échapper…

Oui, j’ai « revisité » l’histoire de Montségur. Ce n’est pas le moment de vous infliger les détails de mes démarches. Sachez simplement que j’ai évité les modes, au demeurant contradictoires, qui, à mes yeux, polluaient une saine recherche : la mode qui poussait à alimenter les dérives ésotériques, à flatter le goût du mystère et  les fantasmes des chercheurs de trésor, et celle qui, inversement, si l’on peut dire, tentait de réduire l’histoire de Montségur à quelque épisode insignifiant et même à nier la réalité du bûcher.

Entre les délires de l’imagination d’une part, de l’autre le radicalisme critique qui conduit certains à écrire qu’il n’y a jamais eu de catharisme que dans l’esprit des clercs du XIIIème siècle, la voie est parfois étroite. Et parfois elle conduit à des révisions déchirantes, difficiles à assumer. J’ai vécu de très près celle qui a trait à la date de la construction du château que nous voyons toujours au sommet du pog. Un jour où il y avait une conférence sur Montségur, je ne me rappelle pas si c’était à Toulouse ou à Carcassonne, le hasard m’a fait rencontrer René Nelli. « Tu vas à la conférence ? », lui ai-je demandé. « Oh non, me dit-il avec un sourire un peu triste, je sais ce qui va s’y dire… »

Pardonnez-moi si j’évoque un peu trop mon histoire personnelle !... Mais je me sens si proche de vous que je ne peux m’empêcher de revivre en pensée les heures, les jours, les années passées ici, et de saluer les amis qui y demeurent encore, André Czesky et Fabrice Chambon, le maire Robert Finance et son épouse, et bien d’autres ; et je salue aussi, bien entendu, Patrick Ducôme,  l’organisateur de cette rencontre, et deux de mes amis et complices en histoire qui devraient être parmi vous, Annie Cazenave et Philippe Martel.  Et celui que je connais sans doute depuis le plus long temps, Olivier Cèbe. Et Marion, qui perpétue avec son mari l’œuvre quasi légendaire  de Fernand Costes,  cet hôtel Costes qui fut si souvent mon port d’attache en 1983, pendant que je restaurais ma vieille grange.

Enfin, tous ceux que je ne connais pas, à qui j’adresse le salut fraternel d’un homme fier que le maire Michel François l’ait fait, il y a quelques années, « citoyen de Montségur ».

Je demeure donc, à jamais, l’un des vôtres.

Michel ROQUEBERT le 16 mars 2018

Michel Roquebert

 

 

Quelques photos des rencontres du 17 mars 2018

 

15 septembre 2018

Chers amis,

Je reçois une lettre (courriel) de Michel Roquebert qui a bien voulu répondre à la question qui se pose sur la répression et la torture dans l’Histoire à l’aune de ce que furent les actions de destruction contre les Cathares.

Michel Roquebert nous donne l’autorisation de faire connaître son point de vue en particulier lors de la Journée de Cailhau du 3 novembre 2018. Je l’en remercie bien sincèrement

Faites moi savoir si vous désirez lire sa contribution.

Sur ce sujet, je souhaiterais connaître les points de vue d’Annie Cazenave ou de Philippe Martel, s’ils ont le temps de rédiger quelques lignes que nous ajouterons au colloque (quoique ce jour Annie sera présente et pourrait s’exprimer)

Je vous souhaite un bon dimanche



Roquebert Michel


sam. 15 sept. 15:39 (Il y a 20 heures)




 



Cher Patrick Ducome

Je réponds rapidement  à ce qui est pour moi l'essentiel de votre questionnement. - réponse que vous pouvez évidemment partager avec vos amis.

Bien cordialement à vous

Michel Roquebert

 La responsabilité de l’Eglise dans ce que fut la torture au XIIIe siècle contre les nommés hérétiques… »

« La torture et la disparition des cathares résultent d’un système ; pas accident de l’histoire, ni bavure…».

La responsabilité de l’Eglise est évidemment immense dans la disparition du catharisme. Quand on évoque les moyens qu’elle mit en œuvre pour y parvenir, on pense immédiatement à l’Inquisition et, bien entendu, à ce terrible et spectaculaire instrument  de la terreur qu’est la torture. Il n’y a là ni « accident de l’histoire », ni « bavure » ; la disparition du catharisme fut obtenue par la mise en place d’un système soigneusement pensé, organisé et codifié. Malheureusement, le travail auquel ce système se livra dépasse de beaucoup  le simple emploi de la violence physique, qui était chose banale depuis des siècles : la torture était bien connue de la justice antique, évidemment comme moyen d’obtenir des aveux (la « question ») ; à partir du Bas-Empire romain, elle fut employée aussi comme châtiment par la justice civile,  qui s’en servit ainsi jusqu’au dix-huitième siècle. L’Inquisition ne l’a donc pas inventée. Elle en a même fait un usage infiniment plus modéré que la justice civile : il planait toujours sur la justice d’Eglise l’ombre du pape Nicolas Ier, qui, au IXème siècle,  avait condamné l’emploi de la torture comme « contraire à la loi divine et à la loi humaine ». Mais il est bien certain que des entorses étaient faites. Dans quelle mesure ? Il est impossible de répondre.

De même, il est difficile d’interpréter avec exactitude  la bulle « Ad extirpenda » lancée par le pape Innocent IV  le 12 mai 1252, autorisant l‘emploi de la torture contre les « hérétiques » : est-ce pour légaliser une pratique condamnée mais courante depuis que l’Inquisition a été créée dix-huit ans plus tôt ? Ou pour donner à l’Inquisition des moyens propres à la rendre plus efficace qu’elle ne l’est en n’employant pas la violence ?

Seule une lecture très attentive des sources inquisitoriales elles-mêmes peut aider peut-être à y voir un peu clair. Beaucoup de ses sources ont disparu ; il nous reste heureusement une partie de la grande enquête menée sur le Lauragais en 1245-1246 par les inquisiteurs de Toulouse, Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre : 5 471 interrogatoires des habitants de 95 villages, convoqués à Toulouse et entendus par le tribunal au cloître de Saint-Sernin (Document inédit, conservé à la Bibliothèque municipale de Toulouse sous la cote Ms 609). Si la torture avait été employée, on ne verrait pas tant de villageois – parfois tous les habitants, ou presque, d’un même village – dirent qu’ils n’ont jamais vu un seul « hérétique » ni écouté un seul prêche ; leur « confession » est donc enregistrée comme négative, et ils rentrent tranquillement chez eux… alors que nous pouvons être à  peu près certains, en faisant des recoupements avec d’autres interrogatoires, que beaucoup d’entre eux mentent effrontément… Il y a gros à parier que les inquisiteurs eux-mêmes n’étaient pas dupes, mais que, recherchant surtout les principaux responsables, ils laissaient tranquille le menu fretin. La torture, en poussant les gens à avouer n’importe quoi, ce qui aurait été inévitable, n’aurait fait que compliquer le travail des inquisiteurs en brouillant les pistes : or ils avaient besoin de renseignements très précis pour détecter les réseaux  de « parfaits » et de « croyants » qui maintenaient la vie clandestine de l’Eglise cathare, les « croyants » en accueillant, cachant et ravitaillant les « parfaits », ceux-ci en prêchant, et en donnant le consolament aux mourants qui le demandaient.

Les choses se compliquent vers la fin du XIIIe siècle.

On a conservé 82 interrogatoires menés entre 1273 et 1280 par les inquisiteurs de Toulouse, Ranulphe de Plassac et  Pons de Parnac. Deux  déposants, les frères Bernard et  Raymond Huc, qui étaient de Roquevidal, aujourd’hui dans le département du Tarn, emploient incidemment, au cours de leurs interrogatoires, la même formule : « quand je fus arrêté et mis à la question par le sénéchal… ». Ils avaient été arrêtés, l’un le 2, l’autre le 5 avril 1274. Seul Bernard nomme le sénéchal : « Monseigneur Eustache », donc, en l’occurrence, Eustache de Beauharmais, sénéchal de Toulouse ; et il précise pourquoi il a été « questionatus » : « Parce que je n’avais pas révélé où étaient les hérétiques… ». On notera que les deux frères n’hésitent pas à dire aux inquisiteurs dominicains qui les a fait torturer : l’autorité civile… Pour que les inquisiteurs n’aient demandé aucun détail et que leur notaire ait enregistré ces propos,  c’est que la chose n’avait en elle-même rien d’extraordinaire.  On utilise donc tout à fait légalement  la torture. Si les 80 autres personnages du registre  ont été, eux aussi, mis à la question, pourquoi ne l’ont-ils pas dit ? Faut-il croire alors que seuls les frères Huc l’ont été ? Cela nous donne, statistiquement, moins de 2 pour cent… Impossible, hélas, de conclure de façon formelle. L’historien n’est pas mieux loti avec les interrogatoires conduits de 1284 à 1289 par les inquisiteurs de Carcassonne, Jean Galand et Guillaume de Saint-Seine. Ils ne parlent jamais de la torture, mais ils fourmillent de tant de contradictions et d’incohérences, et tant de gens paraissent dire n’importe quoi, que l’emploi de celle-ci, au moins épisodique,  est très probable ; ce qui a inévitablement conduit  à des condamnations sans fondement, absolument iniques. Effet, encore,   de la bulle « Ad extirpenda » de 1252 ? Et là encore, Il est difficile de répondre…

De toute façon, il ne faut pas se crisper, si veut y voir un peu clair dans la disparition du catharisme, sur la violence physique : la torture et les bûchers. Ils ont joué un rôle certain, mais à eux seuls ils n’auraient jamais eu raison d’une religion dont les ministres et les fidèles étaient d’une foi profonde et d’un courage exemplaire. Voyez l’extraordinaire résistance de Montségur ! (On notera au passage que le bûcher du 16 mars 1244 ne fut pas un bûcher d’Inquisition : il n’y eut ni procès, ni jugements ni sentences. Ce fut un bûcher de croisade, comme avec Simon de Montfort en 1210 et 1211).

C’est un travail assidu et minutieux qui a conduit l’Eglise à avoir raison du catharisme ; plus qu’en envoyant des foules au bûcher (l’Inquisition a brûlé moins de gens en un siècle que Simon de Montfort de l’été 1210 au printemps 1211…) , l’Eglise a agi en démantelant patiemment (à coup d’emprisonnement et de confiscation des biens, et surtout en légalisant et en rétribuant la délation) les réseaux de solidarité qui, au sein de la société cathare, assuraient la permanence de la résistance religieuse. Elle a  essentiellement fait exploser les solidarité familiales. (Je me permets de renvoyer au chapitre 5 de mon dernier livre « Figures du catharisme », qui traite justement de cette question. )

Pour mener à bien cette entreprise de destruction en profondeur des relations sociales, elle a mis sur pied, pour la première fois dans l’histoire, une méthode extrêmement précise : la mise en fiches de tous les habitants d’un pays donné, ratissage qui permet l’examen de chaque cas, un par un, dans le but de déceler tout délit d’opinion.

C’est en cela que l’Inquisition, pour détruire le catharisme, fut tragiquement novatrice, et redoutablement efficace : elle a inventé  l’outil privilégié de tous les totalitarismes à venir, la police politique, celle qui tient soigneusement le registre des consciences.

Pour ma part, je suis absolument formel : les moyens employés par l'Eglise pour éradiquer le catharisme ne ressortissent ni à des accidents de l'Histoire ni à des bavures. Ils ont été consciemment élaborés, et se révèlent à l'origine du système totalitaire.

***

 

Michel Roquebert : Monumental !

Par Annie Cazenave, historienne, médiéviste (ex chercheuse au CNRS).

Monumental, tel est le terme qui vient à l’esprit pour caractériser l’œuvre de Michel Roquebert. Car elle concerne, ensemble, la pierre et les hommes. Ces " citadelles de vertige "qui d’abord, texte et photos, nous ont éblouis, avant que Michel consacre vingt années (1970-1998) à l’épopée cathare, dont le premier des six tomes  lui a valu le grand prix Gobert de l’Académie Française.

La pierre : A Montségur, où il s’est alors fixé, il a travaillé avec le GRAME à entre autres redonner sa noblesse à la façade sud. Les hommes : Il a restitué l’existence dans le château, sanctuaire « chimiquement pur », comme il aimait à dire. Et il a retrouvé les noms des brûlés - « Mourir à Montségur ». De son passé de journaliste, il gardait le goût de l’actuel, de la vie : il a collaboré à des B.D ; et, par exemple, pour parler des deux légats du pape, il commençait par faire une saisissante description  du paysage entourant l’abbaye de Fontfroide d’où ils venaient.

Cette façon de les situer m’avait frappée comme le sommet de son art d’écrire : il transmuait en art son érudition. Car il maniait admirablement une documentation sans faille, puisée d’abord en recherchant dans les manuscrits, puis dans tout ce qui avait été imprimé. Il savait dénicher une obscure brochure, qu’il citait : il était d’une scrupuleuse honnêteté et n’a jamais « pompé » ni "plagié" , c'est-à-dire qu’il ne s’est jamais approprié la trouvaille d’un autre. Il était trop grand seigneur pour s’abaisser à une mesquinerie.

Historien, mais d’abord philosophe, dans sa vie et dans son œuvre, cet agnostique s’accordait avec Jean Duvernoy dans  sa compréhension de la religion cathare. Mais aussi il savait en retrouver des correspondances dans Leibniz.

C’est ce qu’on appelle la culture. Et c’est pourquoi il a été  profondément agacé par une mode nouvelle, lancée par des prétentieux, masquant leur méconnaissance sous de la cuistrerie, et qu’il combattit, notamment lors de l’hommage fait à Jean Duvernoy, avec une allègre férocité. D’ailleurs, l’un et l’autre partageaient un humour très fin et notre huguenot pensait avec sagesse que la vérité finit toujours par triompher.

Comme Michel avait détecté du déconstructionnisme chez cette tribu, une rencontre avait été arrangée avec le philosophe Jacques Derrida, qui malheureusement est décédé avant qu’elle ait eu lieu. Je le regrette d’autant plus qu’à mon avis c’était faire beaucoup d’honneur à de simples historiens mais cela aurait donné une controverse piquante.

Ses dernières interventions publiques ont eu lieu à l’invitation de Philippe Martel à Montpellier, où il a été éblouissant, et un peu plus tard à Bazièges en novembre 2019, où la salle entière s’est levée pour l’applaudir.

Tant de souvenirs reviennent à ces évocations ! Peut-être n’aurais-je pas désiré en parler si je n’avais voulu partager l’essentiel : la personnalité de Michel.

C’était un être généreux, sensible, sage, lucide, artiste, malicieux. Il a été pour moi un ami compréhensif et attentionné : il m’a donné des conseils de style, en particulier celui d’aérer mon texte  (c’est le journaliste qui parlait), il m’a mis en contact avec son éditeur, il m’a soutenu lors d’une querelle sordide de plusieurs années, et,  après le décès de ma mère, Luce et Michel m’ont invitée à la Grande Motte pour épargner à l’endeuillée de subir les réjouissances de la fête de Foix. Je leur suis reconnaissante de leur délicatesse.

… Que la terre lui soit légère ! L’esprit  demeure.

                                                                         Annie Cazenave

***

Ce texte de Michel Roquebert est assez méconnu.

Il a de beaux accents hugoliens et l'auteur me proposait de le faire connaître lors de nos Rencontres en 2019.

Michel Roquebert évoque cette intimité entre lui-même et ce que peuvent représenter les ruines des châteaux dans la mémoire d’un des plus grands drames de la chrétienté médiévale.

// patrick duCome Rencontres de M+

   « Est-il poésie plus hantée que celle des architectures en ruine ? Est-il art plus fantastique que celui qui naît des noces de la pierre et du temps ? La mort lente qui, de siècle en siècle, sur les tertres et les rochers de France, décompose le visage de nos vieux châteaux, plutôt que de les détruire les transfigure peut-être. Ces profils faméliques et déchiquetés, troués d’orbites creuses, qui se profilent sur le ciel de Bretagne ou du Languedoc, de la Provence ou du Limousin, ces squelettes de grès, de calcaire ou de schiste aux chairs en lambeaux, livrés à la morsure du gel, à la flagellation des vents, à l’étreinte étouffante des racines et des lianes, paraissent avoir d’autant plus d’âme aujourd’hui qu’ils sont plus misérables et plus abandonnés.
Rares sont ceux dont quelque tradition locale ne permet pas d’évoquer un épisode épique ou romanesque. Toujours le même : les amours malheureuses d’une châtelaine recluse en sa tour, ou l’agonie, dans une basse-fosse, d’un prisonnier illustre. Légendes stéréotypées, piètre rançon de l’indifférence qu’ont longtemps connue ces mal-aimés de l’archéologie que sont les châteaux forts de nos campagnes. Nombre d’entre eux sont pourtant les martyrs ignorés de la Grande Histoire. Ceux qui se dressent à l’extrême sud de notre pays, aux confins du Languedoc et de la Catalogne française comme le long des vallées de la haute Ariège, de l’Aveyron, voire de la Dordogne, ont été voici sept cents ans les témoins, souvent les acteurs, et parfois les victimes, d’un des plus grands drames de la chrétienté médiévale, doublé du plus tragique épisode de la formation de l’unité française : la répression de l’hérésie cathare… » Michel Roquebert Cathare. La Terre Et Les Hommes, Éd. Place Des Victoires, 2001 "