philippe martel
Philippe Martel

Préface de Philippe Martel

sur "Figures du Catharisme" de Michel Roquebert

Professeur des universités émérite, Universté Paul-Valéry, Montpellier.

Figures du catharisme.


Un souvenir personnel pour commencer  ? C’était à la fin de l’été 1972, à Montpellier, au cours de la première Université Occitane d’été organisée par Robert Lafont et son équipe. Au cours d’un des débats du soir, l’invité était un Toulousain barbu du nom de Michel Roquebert. C’est là que je l’ai vu pour la première fois, sans oser lui parler, bien sûr (il m’a fallu pour cela attendre plusieurs années, et que le rejoigne, avec d’autres, dans l’entrerpise des Cathares en Occitanie de 1982). En 1972, étudiant en histoire commençant une maîtrise sur la société occitane au XIIe siècle, son nom m’était toutefois déjà d’autant plus connu que j’avais lu le premier tome de son Epopée Cathare parue deux ans auparavant, et la transcription du débat qu’il avait eu dans une revue occitaniste avec Lafont et Yves Rouquette, deux des militants du temps les plus intéressés par la recherche historique appliquée au fait d’oc.

C’est peu dire que de leur point de vue son intervention était capitale. Comme il le soulignait lui-même, les historiens universitaires adeptes de la nouvelle histoire se souciaient alors peu d’histoire évènementielle, et le champ des études sur la Croisade était donc occupé soit par des amateurs souvent plus illuminés qu’éclairés, soit par les auteurs d’ouvrages d’âge respectable, au premier rang desquels celui du très pétainiste (mais néanmoins régulièrement réédité depuis 1942) Pierre Belperron. Autant dire ce qu’était l’apport représenté par le premier tome d’une Epopée Cathare dont Michel pensait d’ailleurs à l’époque qu’un second suffirait pour arriver au bout de l’histoire qu’il voulait raconter (la suite des évènements lui a prouvé qu’il en faudrait peut-être quelques uns de plus, qu’il a d’ailleurs fournis à ses lecteurs impatients).

Ce qu’il apportait alors, c’est d’une part la capacité à dénicher et à exploiter des séries d’archives considérables, trop souvent négligées par ses prédécesseurs, et d’autre part la faculté de découvrir, au delà des documents des problématiques plus larges que ce qu’ils donnaient à voir au départ. On lui doit ainsi une réévaluation, sur la longue durée, des rapports entre maisons de Toulouse et de Barcelone, longtemps conflictuels avant que des accords au début du XIIIe siècle marquent une alliance que seule la défaite de Muret romprait, mettant fin du même coup à l’ébauche d’une confédération occitano-aragonaise qui se dessinait depuis janvier-février 1213 (voir, ici-même, l’article « les fondements juridiques de l’intervention du roi Pierre II d’Aragon sur le théâtre de la croisade albigeoise »). Ce problème avait été entrevu par d’autres avant lui, certes –on pense à Charles Higounet et à son concept de « grande guerre méridionale du XIIe siècle ». Mais Michel Roquebert lui restituait sa vraie dimension, là où tant de ses prédécesseurs n’avaient voulu voir qu’un épisode provincial fugitif dans le meilleur des cas, voire, tout simplement, un terrible danger d’invasion « espagnole » que somme toute la Croisade avait épargné à un « Languedoc » prédestiné depuis le Big Bang a devenir le Midi de la France éternelle. Ce sont ces deux qualités : attention aux documents et ampleur du regard que l’on retrouve aujourd’hui dans le présent ouvrage. Il rassemble opportunément des articles déjà publiés mais pas toujours facilement accessibles, et quelques contributions inédites qui prouvent que ce travailleur infatigable n’a pas dit son dernier mot.

Il y a d’abord ces analyses, nourries par des années de familiarité avec les archives inquisitoriales (près de 50 000 noms identifiés, nous dit-il au passage, et, ma foi, on le croit) qui permettent de reconstituer les contours et les ramifications de ces réseaux familiaux qui fournissent la base sociale du catharisme : les Hunaud de Lanta, la galaxie Mirepoix-Péreille de Montségur (qui a d’ailleurs des accointances avec la précédente). Au delà des généalogies, reconstituées ici avec la minutie et la prudence qui caractérisent notre auteur, c’est le fonctionnement d’un système social que l’on peut entrevoir : l’adhésion à l’hérésie est quelque chose que l’individu trouve en quelque sorte dans le patrimoine de son lignage, sa familia au sens large – le rôle des femmes comme transmetteuses de ce patrimoine est assez caractéristique. Et du coup, les « fidèles » du lignage, nobles ou roturiers, sont amenés logiquement à embrasser ses choix. Mais comme ce n’est jamais aussi simple, il arrive que les liens familiaux permettent des retrouvailles entre combattants de camps différents : ainsi des rapports entre Guillaume Hunaud de Lanta, clairement sympathisant de l’hérésie (même s’il prend la précaution, dans son testament, de léguer quelques babioles à des ordres catholiques) et son beau-frère Sicard de Montaut, qu’il a pourtant affronté au cours de la bataille de Baziège. En dehors du fait qu’on voit bien comment les aristocrates occitans ont pu pratiquer au XIIIe siècle comme avant, et sans états d’âme, le changement de camp et les petits aménagements entre amis, on voit mieux encore comment ce qui domine en dernière analyse, c’est la solidarité du groupe, pour le meilleur ou pour le pire. On est là au cœur d’une histoire sociale du Moyen Age occitan. Et l’on mesure quel a pu être l’impact de l’hérésie dans les régions qu’elle touche le plus.

On lira avec tout autant d’intérêt les aventures des sœurs Lamothe, deux « parfaites » contraintes à la fin des années 30 et au début des années 40 de se cacher, on aurait presque envie de dire de prendre le maquis, soit dans des cabanes ou des grottes perdues dans les bois du Lauragais, soit -et c’est le plus intéressant, chez des croyants qui les protègent – une bonne vingtaine de familles au moins. Le tout sous la protection d’un Guillaume Garnier que l’on retrouvera plus tard parmi les défenseurs et les martyrs de Montségur. Au delà des solidarités internes des lignages aristocratiques, ce qui se révèle ici, c’est l’existence de tout un réseau de solidarités verticales impliquant des familles paysannes. On ne peut s’empêcher ici de penser à la façon dont, bien des siècles plus tard, les huguenots cévenols ou drômois ont su protéger leurs pasteurs après la révocation de l’Edit de Nantes. C’est la même société de « croyants » prêts à se dévouer pour protéger ou délivrer des hérétiques « revêtus » que l’on entrevoit dans le déroulement de la ténébreuse affaire de Saint-Papoul. La même société que l’on voit se reconstituer en « Lombardie » quand le climat devient vraiment trop malsain de ce côté des Alpes : des cathares occitans, protégés, là encore par tout un réseau de passeurs et de correspondants, qui trouvent refuge en Italie, jusqu’à ce que là aussi l’Eglise triomphe des bastions cathares qui s’y étaient établis. Soit dit en passant, en dehors de l’intérêt scientifique des données de ces divers épisodes, on se prend à rêver de ce que pourrait en faire un romancier ou un cinéaste, et qui vaudrait bien ces romans contemporains dans lesquels on voit cathares et mystérieux Templiers fraternellement quoiqu’improbablement unis…

Mais Michel Roquebert ne s’intéresse pas seulement à ces itinéraires vécus, et à ces aventures individuelles. Il nous offre aussi des ouvertures sur des problématiques plus larges. Sur ce que l’on peut savoir de la foi des cathares, bien sûr. Mais aussi, de l’autre côté de la barrière, sur ce que l’on pourrait appeler une stratégie de la « Contre-Réforme » comme plusieurs siècles plus tard, là encore, menée par l’Eglise dans des domaines à première vue étrangers aux débats théologiques. Il me semble que les spécialistes de littérature arthurienne auraient tout intérêt à lire et à discuter la façon dont il aborde le Perceval et le conte du Graal de Chrétien de Troyes : à savoir comment chacun des épisodes et des rencontres narrées dans ce poème constituent moins la mise en scène d’un mythe du Graal dont on sait ce qui en a été fait à l’époque contemporaine, que l’exposé, sans en avoir l’air, des vérités fondamentales du christianisme catholique, comme autant de réponses subliminales aux attaques de l’hérésie (sur la nature du Christ, sur l’incarnation, sur l’eucharistie, la place de l’Ancien Testament, etc). De la même façon, dans le domaine iconographique, les représentations du Christ mettent à partir d’un certain moment l’accent sur la nature humaine et souffrante du Christ en croix, face, là encore, à des hérétiques qui nient la nature humaine et divine à la fois du Sauveur. Hasard ? Equation personnelle d’un Chrétien de Troyes le bien nommé, issu d’une Champagne qui a eu elle aussi ses hérétiques, ou d’artistes inspirés  ? Ou indice d’une catéchèse concertée de l’Eglise visant à répandre dans la société laïque, par le moyen de la littérature ou de l’art, un certain nombre de ces vérités que les ennemis de Rome contestaient ?

On pardonnera à quelqu’un qui est à la fois un analyste de la façon dont la Croisade a été racontée et un vieil occitaniste d’avoir lu avec une attention particulière la substantielle introduction qui ouvre ce recueil. Car en même temps que de l’hérésie, c’est du pays –d’un des pays- de l’hérésie qu’il est question, cet étrange pays de nulle part que l’on appelle Occitanie –en donnant à ce nom son sens d’espace de la langue d’oc de l’Atlantique à l‘entrée de la plaine du Pô, nonobstant sa récente affectation administrative à une partie seulement de cet espace entre Rhône et Toulouse. Le moins qu’on puisse dire est que sur ces questions les débats et les débatteurs ne manquent pas. Il y a ceux qui pensent que ce pays n’existe que depuis peu dans l’imagination de « Méridionaux » mal inspirés ; il y a ceux qui pensent que le « catharisme » quant à lui n’a existé que dans l’imagination de gens qui n’avaient pas vu que c’était une invention des inquisiteurs. Il y a ceux qui confondent dans une même exécration les uns et les autres, et font, somme toute, du catharisme « occitan » une invention du comité départemental du tourisme de l’Aude, ou du maître-queux du Grill cathare de Massabrac. On a affaire là à de ces grands débats idéologiques qui ressurgissent de temps à autre, lancés soit par des gens que la revendication au nom d’une culture d’oc millénaire indispose, soit par des chercheurs, jeunes ou non, attachés à démontrer que leurs prédécesseurs ont tout faux. On saura gré à Michel Roquebert de fournir, là encore, les références documentaires qui permettent de savoir que « occitan » n’est pas une invention de poètes locaux du XIXe-sans quoi l’adjectif n’aurait pas été utilisé, en italien, par Biondelli, spécialiste des parlers d’Italie du Nord en 1853, ou, pire encore, en allemand dans une interview de Mistral parue en 1879 dans un quotidien autrichien. Et que le désignant « cathare » apparaît bel et bien dans des textes concernant les pays d’oc aux débuts du XIIIe siècle, et n’a donc rien d’anachronique, comme le croient des gens qui par ailleurs n’hésitent pas eux-mêmes à parler d’un « Midi » que l’on ne trouve assurément pas désigné de cette façon, et pour cause, dans la documentation du temps. Michel Roquebert sait bien que la question de la Croisade, depuis bien longtemps maintenant, est idéologiquement un terrain miné dont on ne sort que pour entrer dans des défilés propices aux embuscades. Mais il en sait aussi suffisamment sur la question, et depuis bien longtemps maintenant, pour que cela ne l’empêche pas de poursuivre son chemin. Et c’est pour moi une fierté qu’il m’ait fait l’amitié de m’associer sur ce chemin, pour saluer la parution de cette nouvelle étape de ses recherches.