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Femmes occitanes

©Annie Cazenave pour Rencontres de Montségur


Ce titre vise à souligner la singularité des Occitanes : elle date d’une haute époque, est célébrée durant celle des troubadours, puis, dès le XIIIème s. niée dans le droit nouveau, venu avec les vainqueurs, elle semble effacée en surface mais survit dans les mœurs et les coutumes, faisant de l’occitane actuelle, l’héritière involontaire de ses aïeules.
Car cette féminité formait l’une des composantes de la société méridionale, et même la caractérisait : survivant en sourdine, tiendrait–elle de l’inconscient collectif ?
Maurice Genevoix, à propos de son expérience de 1914, s’écriait que « la légende se superpose toujours à la guerre ». La Canso n’est que légende, composée par le vainqueur. Et, comme l’écrit Michel Jas, nous n’avons que des « soubassements mémoriels et fragiles, des ancrages locaux ». Mais nous les avons. Certes nous est seule transmise la « vérité judiciaire », à nous d’écarter les barreaux. René Nelli l’a admirablement fait dans La vie quotidienne en Languedoc au XIIème s. et E. Le Roy Ladurie dans Montaillou village occitan. Cette résurgence n’a aucun rapport avec la caricature de Julien Théry ; « grand récit épique érigé en mythe occitan, si facile à populariser, belle image vendeuse d’un occitanisme de pacotille ».
La société méridionale, bouleversée par la Croisade, a résisté en profondeur, dans les mœurs du peuple. Par exemple, la coseigneurie, trait caractéristique de la société languedocienne, a disparu avec l’installation des Croisés, qui ont apporté avec eux les coutumes et le droit des pays d’oil : les Lévis ont durant trois générations suivi la coutume de Paris, y compris pour leur sépulture, les corps des défunts revenant en Île de France dans leur chapelle familiale. Mais les paysans ont continué à pratiquer le partage en famille, si courant qu’on l’appelle la fratrisia : lorsque deux ou trois frères exploitent en commun leur terre. Non seulement ils travaillent, mais ils vivent ensemble, avec femmes et enfants, dans l’oustal, la maison, qui porte leur nom. Et que gouverne la dona, la mère : ainsi de na Belot régentant ses fils, de Mengarde Clergue après la mort de son mari, à Ax de Sibylle Bayle et de na Narbona Gombert, mère de tisserands, l’une et l’autre brûlées.
La maison peut lui appartenir. Selon le droit occitan ancien : à son mariage son père donne à son mari la dot, et à elle son douaire, qui lui est personnel et qu’elle transmet à ses enfants.
Lorsque Sybille Bayle décida d’héberger chez elle les Bons Hommes, elle en expulsa son notaire de mari qui avait repris au rez-de-chaussée l’étude de son beau-père (motif probable de leur mariage). Il est reparti à Tarascon, sa ville natale, ouvrir une étude, et ils ont partagé les enfants, la fille était déjà mariée à la Seo d’Urgel, il est reparti avec Arnaud, qui, portant son prénom, se nommait comme lui Arnaud Sicre, elle a gardé les deux autres garçons, Bernard, et Pons, dès lors appelés Bayle. Pons, devenu Bon chrétien, a été brûlé, comme elle, Bernard a fui en Aragon. Arnaud Sicre, élevé par son père en haine des « hérétiques », devenu espion de l’évêque, a réussi à faire capturer les croyants pour lesquels sa mère l’avait rejeté.
Sibylle Bayle était « cap d’ostal », maîtresse de sa maison, héritière suivant le droit pyrénéen, figurant dans les fors de Béarn de Gaston III en 1180, repris par Gaston Fébus en 1388. Son histoire s’insère entre les deux fors, et si les fors de Béarn ne concernent pas le Sabartès, c’est le cas pour ceux de Gaston Fébus. Tous deux s’inscrivent bien dans l’esprit du droit privé méridional qu’a étudié Paul Ourliac.
Isaure Gratacos dans sa thèse de doctorat : Femmes pyrénéennes, rédigée  après une enquête orale de terrain de plus de vingt ans, menée en gascon, « ethnologie du dedans » étayée par des  recherches d’archives, a mis en évidence « avec passion et impertinence, une structure anthropologique  originale, le statut exceptionnel de la femme pyrénéenne » : l’égalité  juridique et économique de l’homme et de la femme, sans prééminence mais avec réciprocité. Cette structure, évidemment ignorée du code napoléonien, persiste dans la mentalité et les coutumes, jusqu’au XXéme s. Et même, récemment, une étudiante à l’université de Pau a mené pour son diplôme une enquête auprès de ses grands-parents : tous deux en racontant leur vie expriment avec clarté la coutume : le mari dit bien qu’il est « venu gendre » , es vengut en gendre dans sa belle-famille : selon la tradition, encore vivante en Andorre, l’héritière épousait un cadet. La transmission du bien primait sur le choix individuel.
Pierre Bourdieu dans Le bal des célibataires, après avoir assisté à un bal en Béarn avec son cousin, qui a analysé pour lui les stratégies matrimoniales villageoises, visant dans les sociétés traditionnelles à transmettre le patrimoine sans l’éparpiller, en tire des conclusions qu’il va vérifier en Kabylie. Or, le fondement de sa théorie repose sur la transmission faite exclusivement entre mâles : il ignore les travaux d’Isaure Gratacos. sur la femme pyrénéenne. Ils restent d’ailleurs tranquillement ignorés des intellectuels parisiens clamant à grands cris le féminisme. Mieux vaut aller en Kabylie ou en pays dogon qu’interroger un autochtone patoisant.
Mais Bourdieu n’est pas montagnard : son village natal, Denguin, traversé par l’autoroute, est situé dans la vallée et ne mène pas la vie pastorale pyrénéenne. Car ses habitants se posent le problème de la transmission du nom, de mâle en mâle. Mais Pons et Bernard en restant chez leur mère ont tout naturellement pris son nom. Ce sont des Bayle : le nom est attaché à la maison. Au point qu’en pays basque la tombe va avec la maison.
 C’est précisément au pays basque qu’Isaure Gratacos situe l’origine de ces coutumes si anciennes, qu’elle attribue au « peuple primitif basque », sous l’influence sans doute de Jacques Dendaletche, qui date du néolithique la vie pastorale et en particulier le mode de construction des orris. Or, depuis, les travaux d’hémotypologie du professeur Jacques Ruffié, ont permis d’identifier une race primitive pyrénéenne, répandue le long de la chaîne, porteuse d’un groupe sanguin ailleurs très rare.
Sibylle Bayle, dans  la circonstance qui se présentait à elle, s’est servie de  la coutume  pour sa croyance Paul Ourliac avait bien saisi cette greffe lorsqu’il a constaté que la convenensa, le pacte entre un croyant et un Bon chrétien par lequel celui-ci s’engageait à aller sur sa demande administrer le consolament à un mourant, appliquait  la clause connue en droit sous le nom de convenentia. Les croyants se sont tout naturellement approprié leur droit à leur usage.

Le mariage

Essentiel dans la vie d’une femme, le mariage est d’abord un fait social, un contrat entre deux familles du même milieu. Le pivot de l’affaire est la dot. Cette commère de Sibylle Peyre, commentant le mariage de Bernard Clergue avec Raimonde Belot, dont la dot est inférieure à ce qu’il aurait pu prétendre, estime qu’il l’a fait parce que les deux familles sont hérétiques, ce qui est vrai, mais qu’elle n’ait pu imaginer un mariage d’amour montre bien la façon dont ils étaient d’habitude conclus.
 La dot importe au point que le remariage de la veuve Raimonde Belot a intrigué le tribunal « ce n’est pas sans raison, elle dont les biens valent environ cinquante livres, qu’elle a épousé un homme aussi pauvre, qui possède à peu près quinze livres et n’a pas de métier » (c'est-à-dire est le valet de ses frères). Elle se défend en citant les marieurs, selon la coutume, ils sont huit dont un prêtre, ce qui semble beaucoup pour un remariage avec son voisin. Mais la curiosité de l’évêque cache une menace : Arnaud Lizier, son premier mari, a été assassiné, et le crime est resté impuni : il avait eu le tort d’être catholique dans le Montaillou cathare, il en savait peut-être trop, il était dangereux, on l’a retrouvé mort, lardé de coups de poignard.
Trois ans plus tard, sa veuve entre dans une maison cathare et suspecte. Elle a commencé par nier avoir eu une liaison antérieure avec son second mari, mais a été forcée de reconnaître qu’elle était croyante du vivant du premier et que sa voisine était son amie. Elle risque d’être soupçonnée de complicité de meurtre et se défend adroitement. Après six mois de prison, elle raconte ce qu’elle sait… sur les autres voisins, les Benet. Sur sa belle-famille, rien ! ils ont beau être anéantis elle leur reste fidèle.
Au pire, elle a épousé l’un des meurtriers, et l’a remercié ainsi de l’avoir libérée.

Identité patronymique

Le prénom d’Esclarmonde a fait fortune. Son succès de nos jours est compréhensible, il sonne bien et, célèbre, a été quatre fois transmis dans la famille de Foix, de tante à nièce, dont la brûlée de Montségur, et la dernière, épouse de l’infant d’Aragon devenue reine de Majorque. Toutefois il s’insère dans la cinquantaine de prénoms féminins insolites.
Déversons, en vrac : Corba, Bélissende, Orbria, Arpaix, Almodis, Marquesia, Fournière, Hélis, Braida, Gauzion, Fabrissa, Séréna,Vésiade, Alazaïs ou Adalaïs, Auceine, Gailharde, Pélégrina, Ava, Faye, Guiraude, Mabilia, Nova, Gausia, Navarre, Barchinona, Saurine, Gausiande, Gaya, Auda, Mersende, Sibylle, Rixende, Alissende, Astruga, Narbona, Fina, Asperte ou Esperte, Montana, Gentilis, Bruna, Helis, Condors, Mathena, Gausia, Ayglantina, Cerdana, Vascalonia, Narbona, Tosa, Rossa, Placentia, Grazida, Lombarda, Albia, Ava, Flors, Honors, Galiana, Stantia, Bosaurs, Gensa, Miracla, Carbona, Dulcia…
On n’a pas relevé les prénoms féminisés : Raimonda, Bernarda,  Guillelma,  Hugua, Jacoba… car les prénoms masculins sont chrétiens, encore portés pour la plupart : Pierre (Peyre), Bernard, Guilhem, Raimond, Jammes (Jacques) Félipe (Philippe) Bartholomé, Arnaud, Jordan (Georges), Vézian, Amiel, Alzieu, Pons et Prades sont devenus patronymes, Usalger a disparu.
Pour les prénoms féminins, après Esclarmonde, le plus porté, de la fille noble à la servante, les plus courants sont : Alazaïs, Fabrissa, Sibilia (francisé en Sibylle) Auda et Grazida. Mais, par exemple, ceux de Corba, Orbria et Arpaix, brûlées à Montségur, n’ont pas été repris Et les chartes publiées par dom de Vic et Vaissette dans l’Histoire du Languedoc ne mentionnent pas cette étonnante multitude. Les registres d’inquisition, source de notre liste, n’indiquent rien sur eux, sinon qu’ils ne sont pas « cathares » d’origine : des témoins cités ne sont même pas suspects, comme Adalaïs la nourrice d’Auda Fabre, du Merviel, venue justement certifier son orthodoxie. La plupart, et c’est le plus curieux, n’apparaissent qu’une fois. Le souvenir du bourgeois d’Assise qui, rentrant de France, a donné à son fils le prénom de François, aurait porté à attribuer à Barsalona, Lombarda, Navarra, Cerdana, une raison géographique. Mais leurs parents sont enracinés dans leurs villages. Braida de Montserer est la grand-mère de Braida de Mirepoix. Mais Arpaïx del Congost, décédée en 1209, n’a pu être la marraine de la jeune Arpaïx de Mirepoix, brûlée à Montségur.
La courte durée de vie ne permet de généalogie que sur trois générations, mais elle suffit pour constater que le prénom ne se transmet pas de l’une à l’autre, à une exception près : dans la famille Gombert, Astruga la mère a donné son propre prénom à sa fille. Et elles sont les seules prénommées ainsi — mais dans une famille paternelle comportant trois brûlés : la mère aurait-elle voulu enter sa fille sur la sienne ?
À Ax précisément, les liens dans l’entourage des Authié permettent de constater qu’on peut prendre comme parrain et marraine des amis : le choix du prénom est alors indiscernable.
D’autre part, la fécondité rend inventif. Mais une telle surprenante abondance !
Anne Brenon avait bien remarqué cette singularité, et dans Femmes cathares  leur avait donné chair et vie, par exemple dans l’anecdote touchante où, lors du  départ de sa mère le nourrisson dans son berceau gazouille, sa mère revient l’embrasser, et ne peut s’en séparer, retourne plusieurs fois sur ses pas pour le serrer à nouveau : anecdote pieuse racontée aux femmes pour imager le détachement nécessaire à la vraie croyante.
Certes les églises sont généralement placées sous le patronage d’un saint, non d’une sainte. Mais à Tarascon on vénère sainte Quitterie, et à Pamiers sainte Natalène. Aucune ne le porte, ni même un nom de sainte. Marie même, le plus courant, le plus banal ailleurs, serait absent de la liste s’il ne se trouvait à Génat une Maria Englesia (de l’église) et une Marie nonne à la chapelle de Sabart, précisément dédiée à Notre-Dame : aurait-elle été « vouée » enfant ? L’état d’esprit en Sabartès exclut cette pratique pieuse.
Au contraire, on peut s’étonner que toutes ces femmes à leur baptême aient reçus de si nombreux prénoms, tous insolites, dans l’indifférence du clergé.

Le sexe

Choix de la partenaire

Raimonda Arcen, interrogée, explique le choix fait par les hommes de leur partenaire. On ne lui demandait que son attitude envers le sexe, pour tester son orthodoxie, elle détaille : la règle : mère et sœur, interdit, parentes par le sang, mal vu mais possible, normal avec des femmes « étrangères », c'est-à-dire sans lien de parenté. Ce sont les lois non écrites qui régissent les coutumes : les hommes évitent « le mélange des humeurs » remarqué par Françoise Héritier-Augé . Ainsi, un témoin se scandalise que Rixende Bayard ait, après avoir fait annuler son mariage avec Arnaud de Château-Verdun, épousé Pierre de Miglos : ils sont cousins, et tous les deux ont « connu » Rixende.
Cet accroc choque en particulier dans les amours ancillaires, nombreuses. Les gens de Caussou blâment leur seigneur, qui a pris pour servante la nièce après la tante, et les a toutes deux mises dans son lit. Le bayle d’Ax a couché avec deux sœurs, et à Tarascon Guilhem Bayard s’est vanté de l’avoir doublement fait, avec deux fois deux sœurs, Gauda et Blanca, et Ermessinde et Arrnalda, toutes quatre du proche village de Banat, mais aux reproches il a répondu qu’il ne se souciait pas de ces faytilhas  (broutilles )

Une femme en vaut une autre

L’évêque se trouve donc devant le paradoxe de réprimer deux attitudes contradictoires, l’hérésie, qui condamne tout lien charnel, et la liberté des mœurs, dans l’ignorance du mariage chrétien, consacré par un sacrement. Il envoie aux Allemans le malheureux Pierre Vidal, de Foix, qui persistait à ne rien trouver de répréhensible à coucher avec une femme, si elle est consentante et s’ils se sont mis d’accord sur le prix.
Le fuxéen se conduit… en fuxéen. Ce n’est qu’un début du XIVème s. que l’évêque de Pamiers, Dominique Grima interdit le cortège des jeunes qui défilaient dans l’église St Volusien en brandissant des bannières « où sont peintes les parties honteuses de l’homme et de la femme » en s’inclinant, déguisés en femmes, devant le maître de cérémonie, appelé prieur . Ce devait être un jeu de carnaval, celui de la cour cornuelle a duré jusqu’à la moitié du XIXème s. : elle jugeait les « cornus », c'est-à-dire les cocus (et non leurs femmes), considérant que s’ils l’étaient, c’était de leur faute.
En fait, Jacques Fournier liait les deux attitudes avec raison : puisque « le mariage ne vaut rien », des lascars en avaient tiré une conclusion à leur avantage, Mais les femmes regimbaient, trois d’entre elles assurent que la muflerie masculine les a dégoûtées de leur croyance. Mengarde Savignac répétait la leçon donnée par Guillelma Déjean : « une femme en vaut une autre, sauf sa mère, sa sœur et sa cousine germaine ». Guillelma, sœur de Prades Tavernier, la tenait de lui, en ajoutant l’interdit de l’inceste à la condamnation de la chair.
Mais elle n’a pas eu l’idée de l’adapter en donnant une version féminine. Les Authié professaient en effet : « le mariage ne vaut rien, quand l’Église en célèbre un, elle agit en entremetteuse. Le vrai mariage est spirituel, c’est celui de l’âme ; le mariage charnel n’est qu’une association ». – constat que ces notaires avaient dû faire dans l’exercice de leur métier.
 Mais leurs croyants l’entendaient autrement. Fabrissa den Riba, lorsque, sur le seuil de sa porte elle fait des reproches à Pierre Clergue, qui prend son village pour un harem, s’attire cette riposte, rentre chez elle, furieuse, préférant ne pas répondre, car, s’écrie-t-elle, son oule (sa marmite, sa tête) bouillait. Cette fois on obtient le point de vue féminin !
Le tribunal ne s’y trompe pas, et prend la liberté sexuelle comme un critère permettant de présumer l’hérésie. Les témoins montrent leur bonne volonté en s’étendant sur des histoires scabreuses qu’ils estiment sans danger, sans donner au mot « péché » le sens désiré : « une femme en vaut une autre ». L’un d’eux l’exprime avec franchise : c’est la nature, l’animal ne commet pas de péché ».
Mais quand Bernard Belot s’attaque à la propriété d’un autre, en l’occurrence agresse la femme de Guilhem Authié, le mari s’adresse à la justice, le fait emprisonner, et se fait remettre une amende de vingt livres. On est loin du crime d’honneur.
Lorsque les aveux de Béatrix de Planissoles, révélant une liaison vieille de vingt ans, révèlent en même temps l’adhésion au catharisme de Pierre Clergue, Jacques Fournier fait venir la dernière en date, la jeune Grazida Lizier. Elle dépose d’abord avec cran : elle avait quatorze ans quand, au temps de la moisson, où sa mère était occupée, Pierre Clergue vint lui demander de la connaître charnellement, et il la « déflora » dans le pailler. Et il revint la voir fréquemment, au vu et au su de sa mère, de jour. Six mois plus tard, en janvier, il la maria à Pierre Lizier , et durant les quatre ans que vécut son mari  il continua de la voir, « la priant de se garder de tout autre qu’eux deux » (sic). Elle n’y voit aucun mal « puisque cela me plaisait et au recteur aussi ». Selon la morale du Sabartès il a bien agi envers elle, bâtarde, en la mariant il l’a sauvée de la pauvreté. Et elle n’a aucune conscience d’avoir pu déplaire à Dieu, elle répète : « puisque cela me plaisait ». L’évêque l’envoie réfléchir aux Allemans — où, dans la chambre des dames, elle retrouve, entre autres, Béatrix de Planissoles. On lui apprend alors comment se conduire devant le tribunal, et à l’audience suivante la luronne joue la victime, qui a cédé par peur du curé et de ses frères. Elle renie son amant en prison : elle a appris comment se défendre, et se conforme à la morale sexuelle apprise.
Elle s’en tire avec un an et demi au Mur, commué en port des croix.

L’amasia

Les notaires prenaient sur le vif, à l’audience, un plumitif qu’ils traduisaient ensuite en latin, ce qui leur posait parfois des problèmes : ils saisissaient les paroles prononcées et les interprétaient, c’est ainsi que le Bon chrétien devient systématiquement un hérétique.
Leur attitude envers le sexe était plus prude que celle des témoins. Parfois ils traduisaient exactement : ils couchaient, il fit la chose charnelle, ou, pudique : ils s’unirent, s’en écartent : il la connut charnellement, intervenant carrément : ledit péché perpétré.  Et il est douteux que Grazida ait dit qu’elle a été « déflorée » — en revanche la précision : dans le pailler donne une dimension temporelle à une pratique toujours en usage ! Les « relations déshonnêtes » seraient aujourd’hui appelées liaison stable. Car ils savent aussi apprécier les sentiments et la délicatesse du cœur : ils fréquentaient (mot populaire, toujours usuel) et pour : aimer ils emploient deux verbes : diligebat, adamabat.
De même qu’ils ont gardé le mot, intraduisible, de cabessal, ils reconnaissent l’existence de l’amasia : ce joli mot désigne la compagne : mariées à quatorze ans, les jeunes femmes s’émancipaient et découvraient l’amour : la situation est si fréquente qu’elle a suscité ce joli nom d’amasia. C’est un attachement durable, l’amasia, mariée ou veuve, est toujours de la même condition que son amant, n’est pas sa concubine et ne vit pas avec lui. Elle devient amasia de son propre gré, et, dans la connivence générale, vit un bonheur en marge.
Simon Barre accordait à sa femme ce qu’il s’autorisait lui — même : elle avait une liaison avec Guilhem Carot : c’était un « grand croyant », qui un jour l’emmena voir des hérétiques. Elle l’a dit à son mari, qui l’a raconté à Raimond Vaissière, qui l’a répété à l’inquisiteur. Le fait est prescrit, Simon Barre est mort, et sa femme, remariée, non avec Guilhem Carot, mais avec Arnaud Gouzy, vit à Pamiers.
À Luzenac l’amasia de Pierre de Luzenac, na Palharèse, suivante de sa mère, vit dans sa propre maison, où son amant invite les Authié. Elle se retire pour les laisser dîner ensemble. Na Palharèse fait du colportage de fromage, qui lui permet d’être la messagère des Bons chrétiens.
À Ax Moneta Rauzy, veuve d’un notaire, est l’amasia de Pierre Authié, auquel elle a donné un fils, Bon Guilhem, qui a suivi son père et son oncle en Lombardie, et au retour les a précédés pour préparer leur venue.
À Génat, Mersende a été l’amasia d’Arnaud Marty, qui était croyant, avant qu’il ne la quitte pour se faire consoler Bon chrétien. Il a été brûlé. Mersende est devenue la servante et concubine du fils du seigneur de Génat, Jacques, marié, dont elle a deux enfants, avant d’épouser un homme qui veut bien se charger de sa progéniture — dans l’espoir que leur père se souviendra de les entretenir.
Amasia, Vuissane aurait bien voulu devenir mieux, épouse. Partie toute jeune servante près de Pamiers, elle en revient lestée d’une fille. Engagée comme servante dans la maison Belot, elle tombe amoureuse du fils, Bernard, qui lui fait deux enfants. Elle s’échine à travailler toute la journée chez eux, dans l’espoir qu’il l’épousera. Mais leur cousin Arnaud Vidal la détrompe : « même si tu étais la plus riche du comté il ne t’épouserait pas, parce que tu n’es pas de la foi, et qu’il ne pourrait pas avoir confiance en toi ». Alors elle se fait expliquer cette foi, et devient croyante par amour. En vain. Elle n’est pas invitée aux réunions du soir, et Bernard Belot se fiance avec une jeune fille de la croyance, et qui a une dot. Renvoyée pour lui céder la place elle part, enceinte, le cœur gros. Et épouse un brave homme, Bernard Testanière, Mais il n’est pas souple, et refuse d’être suborné et d’entrer dans les intrigues de Montaillou. Donc ils partent, et l’évêque, qui l’a citée pour l’entendre témoigner sur cette famille condamnée, la retrouve à Saurat. Elle dépose sur sa jeunesse. Mais ceci est une autre histoire.
Combien sont-elles, ces femmes qui ont réussi à être heureuses en assumant leur part de liberté ? Leur silhouette traverse ces récits, toujours une simple ombre, mêlée de loin à « l’hérésie ». Alazaïs Fabre, la seule à témoigner, la seule dont on connaît l’histoire, est émouvante. Elle est malheureuse chez elle, son mari est brouillé avec son père, qui n’a pas payé la dot, et son frère, petit berger de quinze ans, est mourant. Elle a trouvé la tendresse qui lui manquait auprès d’Arnaud Vidal, le cordonnier. Il possède le caractère attribué traditionnellement à ceux de son métier, c’est un beau parleur. Et c’est le mari dont Raimonde jeune mariée a été jalouse. Mais elle ne l’est plus, le curé Clergue est passé par là.
Alazaïs a pour parler de la « familiarité déshonnête «  qui les unit des mots que le notaire ne peut censurer : entre eux ils parlent, ils conversent, et si de leurs entretiens le greffier n’a retenu que ce qui l’intéresse, le lien avec l’hérésie, elle insiste avec nostalgie sur son amour pour lui, que « multum diligebat », elle lui confiait ses craintes, sa tristesse, son hésitation sur la conduite à tenir envers son frère mourant — qui finalement sera consolé, motif de l’interrogatoire. Son amant est mort, et le drame les a tous emporté. Mais dans le clair-obscur d’un atelier de cordonnier elle a goûté aux délices de l’amour partagé.
La dernière enfin, l’intrépide : Raimonde, la sœur d’Arnaud Marty, l’amasia de Guilhem Bélibaste. Leur aventure a inspiré un roman à Henri Gougaud. On la connaît grâce à Pierre Maury, la victime, on voudrait la vivre du côté de l’amoureuse.
Quand Bélibaste, encore croyant, était en Sabartès, Raimonde a été son amasia : sa sœur a confié à Pierre Maury qu’elle les avait surpris au lit ensemble. Lorsqu’il s’est évadé du Mur, Raimonde a quitté son mari Arnaud Piquier, en emmenant sa fille, et l’a rejoint, d’abord en Catalogne, près de Tarragone : un homme du Sabartès qui « faisait du bois » a remarqué dans l’auberge quelqu’un qui mangeait solitaire à une table, et une femme et une fille l’accompagnaient Le soupçonnant d’être un hérétique il a proposé à l’aubergiste d’aller tous deux le dénoncer, pour toucher la prime. Mais l’autre a refusé, parce qu’il fallait durant le transport rester enchaîné au prisonnier — ce qu’a supporté Arnaud Sicre.
C’est là, près des filatures, qu’il a dû apprendre le métier qu’il exerçait, fabricant de peignes, plus profitable à ses yeux que celui de berger. Car il était obsédé par le besoin d’argent, qui a causé sa perte, pour pouvoir payer son passage vers la Sicile. Il en rêvait, pour moi, dit-il, et « cette femme qui est avec moi ». Donc il veut partir en l’emmenant.
La petite communauté de croyants exilés du Sabartès trouvait astucieux son camouflage en homme marié chargé de famille — un peu éloigné d’eux toutefois, pratique pour écarter le soupçon.
Catastrophe : un enfant s’annonce. Horrifié à l’idée de sa honte future il combine le mariage de Raimonde avec ce brave type de Pierre Maury, qu’il a déjà grugé impunément. Ce mariage dura trois jours, ou plutôt trois nuits, et il le tirait d’affaire, sans doute à ses yeux pour de bon. Mais Raimonde ne supporte pas cette situation humiliante, et ne veut pas le perdre, elle lui fait une scène violente, il s’incline et défait ce qu’il avait fait. Et qui suffit pour que Pierre Maury accepte sa paternité à venir. Mais à la révélation de Blanche il comprend qu’il a été joué, et se tait.
Raimonde éprouve un amour éperdu : elle a tout quitté, pays, mari et condition stable, pour aller le retrouver et partager sa vie de fugitif. Les sentiments de Guilhem sont plus équivoques. Question insoluble : l’a-t-il fait prévenir de son évasion, ou l’a-t-elle appris et décidé seule de sa fuite ? qu’elle se soit ou non imposée elle l’a rejoint et ils ne se sont plus quittés, sauf pour le bref épisode du mariage contraint, mais vite annulé. Mais annulé à cause de sa colère : avait-il cru trouver la solution pour se débarrasser d’elle et de son encombrant fardeau ? Et, honteux, il l’a repris.
Puis il a suivi l’espion, qui l’a fait tomber dans le piège, par appât de l’argent qu’il lui a fait miroiter, mais avec l’intention de retourner riche et partir avec elle en Sicile.
Car il vit un amour interdit. Il respecte l’interdit alimentaire, non l’interdit sexuel. Tourmenté, partagé entre la passion et la foi, il a perdu la grâce du consolament, et n’a aucun Bon chrétien pour le consoler à nouveau.
Et d’ailleurs, s’il l’avait été, il aurait dû se séparer de Raimonde. Le désirait-il ? Il a cédé et annulé le mariage trompeur : être privé de Raimonde a dû paraître insupportable. Il a dû se débattre dans des tourments inouïs. Il est le dernier, mais le seul qui n’ait pas quitté définitivement sa femme. Sur le chemin de la prison il a voulu se suicider et proposé à  Sicre, auquel il était enchaîné, de monter en haut de la tour et de se jeter dans le vide. Il avait encore : des illusions !
Pierre Maury a raconté son aventure à l’évêque de Pamiers — non à l’inquisiteur d’Aragon. Il a donné sa version d’ami trahi. Sans lui leur couple singulier aurait été englouti dans l’oubli où basculent les anonymes. Raimonde a en effet disparu dans la foule aragonaise
Et comme elle, ces rebelles se sont effacés dans les brumes du passé, dormant entre les pages d’un manuscrit oublié. Jusqu’à leur résurgence.
©Annie Cazenave – droits réservés

Sources (récap) 

*Pierre Bourdieu Le bal des célibataires Seuil 2015
*Anne Brenon Femmes cathares  Éditions Perrin coll. « Tempus », 2005
*Annie Cazenave, « Mariage, sexe et choix féminin en Sabartés » in : Der Hahnenrei im Mittelalter, Le cocu au Moyen-Âge Greifswald,,1994.
*Jean Duvernoy, Le registre d'inquisition de Jacques Fournier, évêque de Pamiers (1318-1325), Toulouse, 1965 Paris] : éd. Tchou  et  Bibliothèque des introuvables, impr. 2004
*Fouquart de Cambray, Duval Antoine, Jean d'Arras Les évangiles des quenouilles en langue d'oil et en picard  Recueil de contes médiévaux enchâssés publiés à Bruges chez Colart Mansion - 1480.
*Maurice Genevoix Sous Verdun  Coll. « Mémoires et récits de guerre », Flammarion, 1916)
*Henri Gougaud, Bélibaste (Points 101)
*Isaure Gratacos, Fées et gestes. Femmes pyrénéennes : un statut social exceptionnel en Europe. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 44ᵉ année, N. 2, 1989..
www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1989_num_44_2_283599_t1_0424_0000_003
*Françoise Héritier -Augé Les deux sœurs et leur mère, Paris, 1994.
*Emmanuel Leroy Ladurie Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 Coll Bibliothèque des Histoires Gallimard
*Gadrat Poèmes de carnaval de Triboulet, éd.Gadrat, Foix, 1829.
*M.Prou et A.de Bouard, Manuel de paléographie latine et française Paris,
 4ème éd., 1924  

*Claude de Vic, Joseph Vaiss ète et Alexandre Du Mège, Histoire générale de Languedoc : commentée et continuée jusqu'en 1830, J.B. Paya puis édité par Privat- 1904

La plupart des noms et références sont pris dans Le registre d’inquisition de Jacques Fournier-. A. ACazenave, « Mariage, sexe et choix féminin en Sabartés » in : Der Hahnenrei im Mittelalter, Le cocu au Moyen-Âge Greifswald,,1994.

Françoise Héritier -Augé Les deux sœurs et leur mère, Paris, 1994.

Le mot appartient au dialecte local, il n’est ni dans Alibert, ni dans Mistral, mais se trouve dans le dictionnaire occitan de l’ariégeois d’Adelin Moulis. « Honteux » doit traduire le mot vergougno, vergogne, qui en oc a un sens plus large, englobant le scrupule.

L’anathème de Dominique Grima, conservé dans un manuscrit de la B.M. de Toulouse, est édité dans le Manuel de paléographie latine et française de M.Prou et A.de Bouard, Paris, 4ème éd., 1924.  Poèmes de carnaval de Triboulet, éd.Gadrat, Foix, 1829.